Christian Montelle, retraité professeur de français, ne reste pas pour autant inactif. Il propose ici une vision de l'enseignement de la grammaire :

La grammaire a longtemps été une des matières essentielles de l’enseignement car o­n considérait, à juste titre, qu’elle structure la langue, donc la pensée. L’ignorer, c’est renoncer à s'exprimer de façon précise et nuancée, c’est se cantonner à l’assertion brutale.

Autrefois, la dissertation, l’exposé rhétorique se donnaient en latin. La grammaire ne se fixait pas pour but d’apprendre à penser et à s’exprimer en français, langue du vulgaire, mais au moyen de la langue de Cicéron. Cela a conduit à présenter une grammaire décalée par rapport à la réalité de notre langue, qui est complètement différente de la langue latine : pour cette dernière les fonctions sont marquées par les désinences liées aux cas, alors qu’elles sont indiquées, en français, par l’organisation syntaxique de la phrase.

Des enfants ayant une excellente connaissance intuitive de la langue française parvenaient à assimiler les descriptions grammaticales proposées et ils les mettaient en œuvre dans la version et le thème, au terme d’un long dressage, sans que jamais la langue latine soit oralisée de façon vivante (on parlait de langues mortes).

Des secteurs grammaticaux très importants du français, comme la détermination, les substituts pronominaux ou les auxiliaires de modalisation (pouvoir, devoir...) étaient à peine étudiés parce qu'ils sont absents de la langue latine ou qu'ils posent peu de problèmes dans cette langue. o­n forçait souvent le français à entrer dans le moule romain. Il faut convenir que la pratique du latin et celle du grec développait des qualités d’observation et de raisonnement, nécessaires pour apparier les mots selon les indices relevés grâce à une observation attentive de signes linguistiques ténus. Mais seule une proportion infime de la population était concernée (en 1950, 5% des enfants entraient dans un lycée classique, une partie d'entre eux étudiaient le latin, et le quart de ces élèves obtenaient le baccalauréat complet) et il est utopique de vouloir enseigner le latin aux enfants pour leur permettre de maîtriser leur langue maternelle. Des langues bien vivantes, comme l’arabe, le japonais ou le chinois, développent les mêmes qualités et elles o­nt l'avantage d'être utilisables.


Est arrivée la linguistique, qui s’est voulue une description scientifique des langues. Elle a proposé des approches distributionnelles, puis transformationnelles, qui se sont superposées, sans réussir à donner de la langue des descriptions cohérentes ni vraiment compatibles. Certains grammairiens, comme Galichet, o­nt tenté des synthèses, peu réussies il faut le dire.

Une nouvelle théorie est apparue : une grammaire transphrastique — au-delà de la phrase — ; cette grammaire dite textuelle, a ajouté une nouvelle couche sur toutes les précédentes. Il faut remarquer aussi que les professeurs de lettres classiques continuaient de proposer à leurs élèves des descriptions traditionnelles et que les professeurs de langues étrangères utilisaient leurs propres approches et métalangages.

Tout cela a abouti à une confusion décourageante qui a conduit à un abandon catastrophique d’un véritable enseignement de la grammaire. Les Instructions proposent de traiter les notions "en passant", au hasard de la rencontre dans les textes, de telle ou telle particularité grammaticale : cette stratégie ne saurait mettre en place un savoir grammatical de quelque consistance.

Certains abandonnent toute transmission de la grammaire, au prétexte que les analphabètes ou les enfants parviennent à s’exprimer sans la connaître le moins du monde. C’est oublier que ces analphabètes n’ont pas de dissertations ni d’exposés scientifiques à rédiger ! Les propositions subordonnées disparaissent des copies des élèves, qui ne peuvent plus nuancer leurs pensées ni leurs raisonnements et se contentent d'accumuler des faits et des affirmations dans des phrases simples. L'orthographe est gravement menacée, ne pouvant survivre sans la grammaire.

Après avoir subi les vagues successives des réformes de l’enseignement de la grammaire et m’être initié à toutes les théories linguistiques, se superposant à mes neuf années d’études latines, j’ai tenté une synthèse qui soit praticable avec mes élèves de collège. Mon angle d’approche a été l’énonciation, ce qui m’a amené à toujours présenter un phénomène grammatical sous l’éclairage d’un acte de langage qui corresponde à une intention de communiquer quelque chose.

Je présente toute leçon de grammaire à partir d’un postulat de base :

Une phrase est composée de deux éléments obligatoires (même s’ils ne sont pas toujours exprimés) :

- le thème : ce dont o­n veut parler, à savoir un élément du monde représenté dans la langue sous la forme d’un nom ou d’un substitut. C’est l’élément posé, connu.

- le propos : ce que l’on dit du thème. C’est l’élément proposé, l'information nouvelle.

La phrase peut aussi contenir des éléments facultatifs, qui permettent d’indiquer ce que l’on appelle les circonstances, divisées en trois ensembles, différenciés par leur sens et leur syntaxe :
- les compléments circonstanciels de localisation dans le temps et l’espace,
- les compléments circonstanciels de description de l’action (manière et moyen),
- les compléments circonstanciels de rapports logiques (cause, conséquence, opposition…).

Les notions qui font l’objet de la leçon du jour sont situées par rapport à l’objectif d’énonciation de quelque chose, en une construction cohérente, pour laquelle le choix du métalangage grammatical est de peu d’importance (je reste classique, mais ouvert).

J’en donne deux exemples :

1. La détermination du nom

Le thème comprend un mot essentiel : un nom, (ou un substitut du nom : notion amenée plus tard, lorsque l’on aborde la reprise des thèmes). Un nom est un représentant d’un élément du monde dans telle ou telle langue. Il importe de bien comprendre cette fonction de représentation (le nom n’est pas l’objet ou la personne ; le sujet ne fait pas l’action). Les éléments connus du monde sont représentés par des noms dans des dictionnaires ou dans la tête des locuteurs de telle ou telle langue.

Plus o­n connaît de noms, plus o­n connaît de choses, car o­n ne peut connaître conceptuellement que ce que l’on peut nommer. Quand o­n veut parler de quelque chose, o­n choisit le nom qui représente cette chose. Par exemple : maison. Le mot maison représente en français toutes les maisons qui existent, o­nt existé et existeront. Puisque je veux choisir une maison particulière comme thème de ma phrase, je dois déterminer cette maison, l’actualiser pour qu’elle s’insère dans mon discours en étant référencée, pour dire les choses plus simplement : afin que mon locuteur sache de quoi je parle. Remarquons qu’une première détermination consistera à choisir un nom spécifique au lieu d’un nom générique : ferme, villa, chalet….

Déterminer, c’est désigner l’objet dont o­n parle au milieu de tous les objets semblables. o­n détermine un nom grâce à des articles, des adjectifs déterminatifs, des compléments du nom déterminatifs, des appositions déterminatives et des relatives déterminatives (ces façons de déterminer seront étudiées peu à peu et distinguées de la fonction qualificative : adjectifs, compléments du nom, relatives… qualificatifs).

Quand j'ai déterminé le thème de ma phrase : La villa de mon o­ncle Robert, je peux en dire quelque chose, ce que je ferai en 2 o­n voit que toute la fonction déterminative, qui est une fonction fondamentale de la pensée — o­n détermine une espèce végétale ou animale, un champ expérimental… — est regroupée de façon cohérente, et que son étude est justifiée par une intention de langage : préciser de façon plus ou moins définie ce dont o­n veut parler.

La correction des textes produits par les élèves se référera à cette présentation : trop ou pas assez déterminé (D + ou D-), par rapport aux nécessités du texte. Quelquefois il faut définir avec précision (Donne-moi une clef à tube de douze !), d’autres fois o­n peut rester dans l’indéfini (Je voudrais une baguette ! encore que la définition soit parfois nécessaire : baguette farinée, pas trop cuite… mais devient inutile lorsque l’on est un habitué de la boulangerie).

Dans une introduction de rédaction, o­n détermine les lieux, le moment de l’année et de la journée, les conditions atmosphériques, les personnages, sinon le récit tourne dans le vide (la fonction adjective est alors aussi convoquée). L’enfant comprend à quoi servent les notions grammaticales étudiées et il en a un usage immédiat : l'étude de cette discipline est justifiée.

2. Le propos

Je choisis un propos pour apporter une information sur la maison dont je veux parler : La villa de mon o­ncle Robert ; par exemple : domine un méandre de la Seine. J’ai déjà déterminé mon thème. J’aurais pu apporter plus de détermination à ce thème : La villa de mon o­ncle Robert, qu’il a achetée cent mille euros et que monsieur Courtois, l’architecte de Saint Florent a réhabilité et… mais seulement si cela est nécessaire, ce qui ne semble pas être le cas ici.


Que peut-on dire d’un thème ?
Deux choses :
- ce qu’il est : o­n produira des phrases attributives. Le thème comprend un verbe attributif (ou d’état, mais je préfère attributif) et un attribut, qui renseigne sur une qualité du thème. Le verbe attributif équivaut au signe = ; c’est une copule, plutôt qu’un verbe. Dans de nombreuses langues o­n peut l’omettre (latin, russe, arabe…). En français, o­n supprime le verbe attributif par l’épithétisation. J'ai une voiture. Elle est grise. Elle atteint le 230 à l'heure. donne : Ma voiture grise atteint le 230 à l'heure. o­n tend toujours vers l'économie : écrire avec moins de mots, c'est mieux écrire.
- ce qu’il fait : o­n aura des phrases rapportant des actions. Une action suppose un actant et un patient. Le verbe d’action sera suivi de compléments qui désignent les patients (ou les objets) de l’action ;

- COD, Roxane débarrassse la table.
- COI1, Roxane pense à son avenir.
- COD + COI2, Roxane donne un cadeau à son petit frère.
- COI1 + COI2, Roxane parle de ses soucis à sa tante Agnès.
- pas de patient (verbes intransitifs ou employés intransitivement), Roxane dort. Roxane mange.

Si le patient est le thème de la phrase ou si l’on ne sait pas ou si l’on ne veut pas dire quel est l’actant, o­n emploiera la tournure passive, signalée logiquement par l’ajout de l’auxiliaire d’état : être.

Souvent, o­n présente le passif comme une fantaisie stylistique non motivée et dans de nombreux exercices o­n fait employer des phrases passives improbables. [ o­n emploie le passif si l’on veut placer le patient en tête de la phrase parce qu’il est plus important que l’actant : Une voiture a renversé mon voisin. sera remplacé par Mon voisin a été renversé par une voiture. Parce que c’est de mon voisin que je veux parler, c’est mon voisin qui est le thème de mon propos, pas cette voiture. Faire effectuer la transformation quand l’actant est le thème principal est ridicule et détruit la compétence linguistique naturelle des enfants. Mon chat guette une souris ne saurait être remplacé par : Une souris est guettée par mon chat, car mon chat est, pour moi, plus important que la souris. Ce problème de phrases artificielles et fausses se pose très souvent dans les exercices de grammaire, faute de tenir compte de l’énonciation et du sens.

L’autre cas (actant masqué ou ignoré) est très utilisé dans le langage journalistique : Les deux criminels o­nt été condamnés à la perpétuité. Les juges et les jurés n’ont pas du tout envie que leurs noms soient cités dans les médias. Le passif sert aussi à masquer une faute : Tiens ! un carreau est cassé ! laisse une chance d’éviter une correction ; inévitablement amenée par : J’ai cassé un carreau en jouant au ballon dans le jardin.] Ainsi, la description de la langue va se construire, en toute logique : la grammaire de phrase, la grammaire de texte, le lexique (nominalisations, adjectivations…) et aussi le style qui sera étroitement rattaché à la syntaxe. Chaque notion étudiée aura sa justification dans son emploi.

La grammaire n’est plus une matière morte, mais le cœur même de la langue. Compréhensible, donnant un pouvoir de communiquer, elle devient beaucoup plus intéressante, d’autant plus que les enfants peuvent participer à la construction de ce savoir, les bizarreries dues aux scories du latin étant effacées par une étude in vivo.

Qu’en est-il alors des théories linguistiques que j’évoquais plus haut. Elles s’intégreront là où elles sont pertinentes et utiles. o­n peut les utiliser mais o­n choisit toujours une perspective générale d’énonciation qui donne logique et sens à cette approche.

Je donne un exemple d’utilisation de la grammaire transformationnelle :

Les types de phrases

Pour l’étude des transformations des phrases de base, la grammaire transformationnelle peut être utilisée. o­n convient de "petites machines" qui peuvent transformer les phrases de bases.

-  ? transforme la phrase en phrase interrogative,
-  ! en phrase exclamative,
-  N en phrase négative,
-  Imp en phrase impérative,
-  ? N, en phrase interro-négative,
-  Imp + N, en défense, etc.

On constate qu’une "petite machine" peut avoir plusieurs sorties : Tu viens. donnera, après passage dans la "petite machine" ? : Viens-tu ? Est-ce que tu viens ? ou Tu viens ?, avec changement de registre. O­n passe alors des centaines de phrases de base dans les petites machines, symbolisées par des figurines, par exemple sur un tableau de feutre ou un ordinateur. Les élèves les actionnent eux-mêmes et les automatismes se créent.

La grammaire générative et transformationnelle s’est transformée elle-même en de petits outils pédagogiques très commodes, sans apparaître en tant que théorie linguistique et sans polluer le métalangage grammatical. La dynamique de la grammaire distributionnelle sera très commode pour étudier les marques d’accord, la grammaire textuelle pour rendre compte des connecteurs et de la distribution des thèmes.

Chaque théorie est au service de l’énonciation et elle est utilisée dans leur seule mesure où elle apporte un éclairage utile ou une modélisation pertinente et commode.

Les grammaires en s’amusant que l’on voit fleurir actuellement manquent singulièrement de bases théoriques solides et ne me semblent pas aptes à améliorer les choses car elles s’appuient sur des descriptions incertaines et inadéquates : de plus, elles n’ont pas de souci de cohérence. Toute la grammaire peut se bâtir dans une construction logique et en corrélation avec l’orthographe et la rédaction. o­n peut intégrer les théories linguistiques, mais à la condition absolue qu’elles soient utiles et se soumettent au projet général qui est l’énonciation de la parole et de l’écriture. L'expérience montre que les enfants tirent un profit certain de cette façon de présenter l'enseignement grammatical.

 

Répondre à cet article