Lors d'un échange de lecture de posts et de commentaires sur son cybercarnet, Mario Asselin m'a transmis cet excellent texte de qui donne de très bonnes pistes afin de choisir la métaphore la plus pertinente à utiliser pour parler du web : NON, LE WEB N'EST PAS UNE GRANDE ENCYCLOPEDIE...

Qu'est-ce que le Web ?

par Serge Pouts-Lajus

Qui n'a jamais lu ou entendu dire que le Web est une encyclopédie, immense et en perpétuelle évolution ? Cette image, imparfaite et infidèle comme le sont toutes les images, reste pourtant en nous et imprègne la représentation que nous avons du Web. Et même lorsque l'expérience nous fait prendre conscience de ses limites, l'analogie continue de nous marquer, comme une approximation acceptable ; nous la transmettons à nos élèves et à tous ceux, autour de nous, que nous aidons à faire leurs premiers pas sur Internet.

L'objectif de cet article est de montrer que l'analogie encyclopédique est mauvaise parce qu'elle nourrit de fausses représentations et suggère des formes d'usage inadéquates. Elle devrait être abandonnée, en particulier par les pédagogues, au profit d'autres analogies qui traduisent mieux la réalité du Web et favorisent des usages appropriés.

Le Web n'est pas une encyclopédie !

Une encyclopédie est un objet édité, ayant une source unique et identifiée, des contenus organisés, validés, visant à couvrir, sans redondance, sans erreurs, de façon uniforme et cohérente, un champ défini de connaissances. Toutes qualités que le Web ne possède pas. La seule raison qui justifie leur rapprochement, c'est que le Web et l'encyclopédie sont tous deux des ensembles imposants de documents. Mais une poubelle à couvercle bleu remplie de vieux papiers est, elle aussi, un ensemble imposant de documents ; personne pourtant ne songe à en parler comme d'une encyclopédie…

N'étant pas une encyclopédie, le Web ne peut pas être une mauvaise encyclopédie. Le reproche, souvent formulé, est injuste et trompeur. Lorsque Daniel Schneidermann, explorateur estival du Web (Les folies d'Internet, Fayard), utilise un moteur de recherche pour rechercher des documents sur la Shoah, il voit venir à lui une majorité de documents d'inspiration négationniste. Il aurait dû savoir que ce n'est pas une bonne idée d'utiliser un moteur pour une recherche comme celle-ci. Il a assimilé le moteur de recherche à un index qui l'aiderait à consulter ce qu'il croyait être une encyclopédie ; mais dans cette encyclopédie, ce sont les négationnistes qui écrivent les articles sur la Shoah. De quoi s'inquiéter, en effet…

Mauvaise encyclopédie avec de mauvais index ; pourquoi donc irions-nous mettre entre les mains de nos élèves un outil de travail aussi médiocre et aussi dangereux ?

C'est que le Web n'est pas une encyclopédie et que les moteurs de recherche n'en sont pas les index. Rappelons qu'un index est exhaustif et se limite à des mots-clés choisis en fonction de leur pertinence relativement au thème dominant du document indexé. Or, les moteurs de recherche couvrent moins de la moitié du Web, de façon automatique et sans aucune pertinence vis-à-vis de son contenu.

Le Web est une rue

Pour parler du Web et se le représenter, la rue, le village, la place du marché sont de bonnes analogies parce qu'elles mettent l'accent sur une caractéristique essentielle du Web : c'est un endroit habité. o­n y rencontre des individus et des institutions, les mêmes que l'on croise dans la vie de tous les jours : hommes et femmes de tous les pays, entreprises, commerçants, organismes publics, écoles, clubs, etc. Mais dans la rue du Web, ces personnes et ces institutions se livrent, via leurs ordinateurs connectés sur le réseau Internet, à une activité particulière : ils s'offrent des documents qu'ils o­nt créés. Le Web est un espace consacré au don, à l'échange, à la mise en commun de documents.

La rue du Web est un espace encore sauvage. o­n y trouve, par exemple, beaucoup de sex-shops. C'est une particularité fâcheuse pour les enfants, les éducateurs et les parents. Des pourparlers sont en cours pour que ces habitants d'un genre spécial soient regroupés, comme ils le sont dans les vraies villes, dans un quartier qui leur serait réservé. En attendant, il faut s'en arranger. Heureusement, rien n'oblige celui qui n'est pas intéressé à consulter, malgré lui, les documents du pornographe.

Sur le Web, comme dans toute rue, ce qui compte d'abord, ce n'est pas ce qui est dit mais qui le dit : l'oublier, c'est faire comme Jeanne d'Arc, accorder foi à des voix sans corps. L'accès normal aux documents du Web passe par les personnes ou les institutions, concrètement par leur URL. Lorsque je cherche un document, je commence par demander conseil autour de moi ou aux habitants du Web que je connais. Je vais ensuite m'adresser à l'UNESCO, à Jean-Pierre dont le site m'a été recommandé par Hélène, aux Clionautes.

Les moteurs de recherche contrarient cet ordre naturel parce qu'ils fournissent une entrée directe par les documents, en ne me disant presque rien sur ce qui m'importe le plus : d'où viennent ces documents ? qui en sont les auteurs ?

Rechercher des documents sur le Web à partir d'une liste de mots-clés en exploitant un moteur de recherche est une activité risquée, difficile et présentant peu d'intérêt sur le plan pédagogique. De plus, elle renforce l'idée que le Web est un grand livre, ce qui conduit à de graves déconvenues. Pourquoi laisser les débutants s'aventurer seuls dans cette rue encore si peu civilisée ? Mieux vaut les emmener d'abord là où l'on sait qu'il y a quelque chose à voir, à lire, à apprendre ; et leur montrer ensuite que l'exploration du Web se fait toujours mieux par les habitants que l'on connaît que par les mots qui traînent.

L'éthique du Web

Les habitants du Web sont aussi divers que le sont ceux de la Terre. Mais ce qui les réunit tous sur le Web, c'est la pratique commune et intensive du don de document. Bien sûr, dans cet exercice, chacun a ses propres arrière-pensées. Pour les marchands, le don est la prémisse d'un échange commercial, le document donné, un prospectus ; pour les négationnistes, c'est un appât.

Tous les habitants du Web n'ont pas de telles arrières-pensées, mais tous en o­nt une. Le don n'y est jamais tout à fait gratuit : les institutions se font connaître, les individus s'exhibent. Mais cette arrière-pensée et la dette implicite qui l'accompagne, n'altèrent pas la nature profonde de l'échange : les pages Web restent des cadeaux que leurs auteurs font à ceux qui viennent les voir, n'exigeant d'eux aucune contre-partie immédiate. Cette caractéristique du Web, voulue par ses créateurs pour servir leurs buts, le développement de la recherche scientifique, explique son incroyable succès. Le don est une valeur universelle qui transcende les cultures.

Sur le Web, o­n peut se comporter de deux façons : soit comme un visiteur, preneur de documents ; soit comme un habitant, créateur et offreur de documents. Le preneur de documents, celui qui profite des dons qui lui sont faits, contracte une dette symbolique vis-à-vis de tous les habitants du Web. Il ne la remboursera qu'en devenant lui-même contributeur, en donnant. L'éthique du Web se tient dans cette règle simple : pour bien habiter le Web, il faut à la fois prendre et donner. En la respectant, o­n renforce le système. C'est pourquoi il faut toujours encourager les élèves, les enseignants et les écoles à créer des pages ; ce faisant, ils ne succombent à aucun suivisme mais, tout au contraire, se conforment à une règle morale essentielle.

Sur le Web, la quantité est une qualité.


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